Tout commence à une date dont on ne souvient pas,
Et s’arrête à une autre qu’on n’oubliera
jamais.
CHAPITRE UN
Certains
mois de juin devraient être en novembre…
Sans clarté, sans couleur, sans rien qui vous rappelle
que le bonheur existe. Ailleurs.
Tournant le dos au miroir, Emma ferme les yeux.
Son ange est là, son gardien de toujours, son Partenaire Intérieur, mais elle ne
ressent rien. Ni sa Lumière, si son Amour, ni son secours…
Pourtant, depuis son grave accident de la route, trois ans
plus tôt, elle sait qu’un Ailleurs existe, qu’il y règne une Lumière Absolue,
douce et aimante. Elle a même découvert ce jour-là que la mort n’est pas ce que
l’on croit. Elle y est allée, très près, sans son corps ; seulement son
esprit, son âme a traversé le grand tunnel jusqu’à cette Lumière ineffable.
Mais ce
soir, l’angoisse est trop forte, elle ne ressent pas la présence apaisante et
puissante de celui qu’elle a nommé « Alia »,
sa Lumière quand il fait trop sombre, son Partenaire, sa part d’évidence.
Malgré l’intensité d’amour que lui envoie Alia, le cœur d’Emma est trop lourd,
beaucoup trop lourd pour percevoir la fine vibration de cet Amour issu de l’Absolu.
Dans la pénombre qui a doucement envahi sa chambre, la
silhouette d’Emma se détache faiblement. Seule sa longue chevelure brune brille
par instants, par éclats, ondulant sous les mouvements inconscients de son
corps. Ses mains enserrent ses tempes comme pour étouffer un cerveau devenu
hystérique.
Sous ses paupières closes, elle voit se dessiner le visage
rieur de sa mère, Mathilde, et répète sans cesse le même mot : cancer.
Ces deux
syllabes effleurant le visage tant aimé sont une incongruité.
Elle essaie « maladie », mais galvaudé pour un
rhume, une angine, une grippe banale, ce nom paraît misérable pour désigner un
mal qui peut, quand il le veut, broyer puis éparpiller la force et le courage
d’un être. Un autre petit paquet de lettres, presque désuet, plus ombrageux,
plus insolent, traduirait mieux la vérité à affronter : Désastre.
Le
désastre s’approche toujours de biais — comme lui, ce fléau que l’on se refuse
à nommer. À trente ans, Emma découvre cruellement ce que d’autres savent
d’instinct : lorsqu’on est de trop près concerné, ces deux notes,
« can-cer », sont subitement frappées d’interdit. Elles deviennent un
mot sale et damné qui traduit la panique du malade, son incrédulité, la folie
d’exigence qui ravage ceux qui l’aiment, et l’impuissance fatalement niée de
ceux qui voudraient bien soigner mais se bornent peu à peu à négocier
avec l’absence.
Inutile
de se battre pour des mots plats ou hérissés, nous n’avons droit qu’à
« maladie » et encore, combien de fois entendons-nous « affection »,
terme ambigu par excellence.
La nuit s’engouffre dans la pièce, dans son cœur, sous ses
paupières obstinément fermées.
Sa mère lui paraît loin, si loin.
Pourtant, entre elles, la distance, l’éloignement
géographique, n’a jamais été une difficulté, au contraire. Sans se l’avouer,
elles avaient très vite préféré le téléphone. La proximité des corps leur
imposait une pudeur, une retenue qui bridait le vrai, les confidences, la
confiance.
Elles ne savaient pas se toucher. Elles n’avaient jamais su.
Elles n’avaient même jamais essayé. Elles aimaient les mots, la parole ;
intuitivement, elles avaient toujours compris qu’elles n’auraient sans doute
pas été capables d’aller plus loin dans l’intimité. Le téléphone était leur
limite, leur secret.
Sans doute parce qu’elles ne s’étaient retrouvées que l’année
des 26 ans d’Emma. Quatre ans avant la « maladie ».
Qu’est-ce que quatre ans dans la balance d’une vie ?
Savoir se toucher, s’embrasser, se caresser, vient de très loin en avant, du
temps de l’abandon, du temps du nourrisson, du temps des commencements de
l’enfance. Un temps, pour elles, perdu, un temps dérobé à leurs mémoires, à
leur histoire.
Une étrange histoire d’enfant abandonné « par
erreur » …
Ensuite, quand l’innocence est consumée, il est trop tard. Il
faut savoir cela. Ne pas maudire ce qui est dépassé, hors de portée.
Il leur avait fallu inventer, découvrir, créer une autre
manière d’être d’ensemble. L’éloignement était presque obligé, pour ne pas se
perdre, pour ne pas échouer, pour ne pas juger, pour aller de l’avant, ne pas
s’égarer dans ce passé privé de chair.
Jusqu’à un certain mois de juin, cela leur suffisait.
Vraiment. Elles revenaient de si loin dans l’éloignement, l’abandon et l’incompréhension,
que la parole, la parole offerte, la parole échangée, était déjà pour elles une
victoire incroyable sur l’abîme qui avait séparé leurs vies ; un abîme froid et
lisse dont elles venaient à peine de remonter quand surgit la bête infâme…
Emma et sa mère avaient juste eu le temps d’apprendre à se
parler, pas à se toucher.
Et parce qu’elle n’a pas de souvenir de caresses, de mots
tendres reçus, tapie dans sa Provence aux couleurs de perpétuelles vacances,
Emma n’a que le rire de sa mère à s’offrir. Un rire qui illumine leurs
confidences, leurs échanges riches et légers, durant leurs régulières
conversations au téléphone.
Sa mère prononce rarement son prénom, Emma, par manque
d’habitude. Elle dit toujours « ma fille ». Mais la force qu’elle lui
offre, pendant ces trente, cinquante ou soixante minutes hebdomadaires de pure
intensité, lui ont toujours semblé un don, une grâce, plus précieux que
l’intimité des corps.
Et de cette grâce a fleuri la complicité. Complicité du
montant des factures de téléphone — irraisonnable — qui déclenchent entre elles
des fous rires de gamines ; complicité de ces instants de pur
découragement que le monde doit toujours ignorer ; complicité de projets
fous qui ne verraient jamais le jour, mais permettent de rêver ;
complicité de quelques paroles merveilleusement acides, avec lesquelles elles
lapident joyeusement ceux qui les agacent.
En somme, leur étonnante connivence vient de leurs rires,
déclenchés par presque rien, par presque tout. Celui de Mathilde, surtout. Un
rire capable de défier et de vaincre les pires tourments que l’existence
réserve aux insolents.
À SUIVRE…
© Marie de Solemne